Louise, enfant gâtée, s’apprête à fêter son 6ème anniversaire. Toute à son excitation elle tyrannise son entourage. Bella, sa silencieuse compagne se retrouve ainsi plongée dans la tempête de l’oubli
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Voir le texte de transcriptionRecroquevillée sur son banc public, Bella regarde la rue s’étirer devant elle. Elle est si seule tout à coup.
Elle observe l’indifférence des passants qui se croisent sans se voir. Pourquoi prêteraient-ils attention à sa petite personne engloutie par l’ombre des arbres de l’avenue ? Tous s’affairent en une course contre le temps qui a guidé l’orage sur la ville.
La pluie darde ses premières gouttes sur la terre chaude dont elle exhale les senteurs d’été. Aucun n’y est sensible, ils sont trop pressés de se mettre à l’abri. Elle, si insignifiante, n’accroche aucun regard, aucune sollicitude. Elle devine le jour qui décline.
A la maison, malgré les préparatifs de la fête, quelqu’un finira bien par remarquer son absence avant le retour de Papa. Au pire, ce dernier constatera qu’elle n’est pas là et la fera chercher.
La journée s’était pourtant écoulée normalement, en dépit de la chaleur et des caprices de Louise. Rien ne pouvait laisser présager une fin si funeste.
Comme tous les après-midi, Bella avait suivi Louise et ses frères au parc. Ils avaient parcouru les allées en quête de trésors dont les enfants savaient si bien remplir leurs poches puis avaient rejoint le square où les plus jeunes retrouvaient les camarades avec lesquels ils partageraient jeux et goûter sous le regard attentif des nourrices.
Chacun retrouvait son banc et s’installait pour quelques heures. Bella était alors installée confortablement auprès des adultes et regardait évoluer les petits sans se soucier du bavardage des jeunes femmes. Trop fragile pour participer aux courses effrénées ou jouer à Colin-maillard, elle attendait patiemment, cueillant un baiser furtif de la part de petites filles aux airs de grandes dames venant, chacune leur tour, veiller à son confort.
Lorsqu’une nouvelle enfant arrivait, Louise, en maîtresse des lieux, faisait les présentations avec beaucoup de sérieux et ne manquait jamais de préciser, avec un air de circonstance :
Elle ne peut pas jouer, elle est bien trop fragile.
Elle concluait son propos sur un ton dramatique en fixant la nouvelle venue de son air le plus affligé,
Ça la tuerait…
L’assemblée de têtes blondes posait alors un regard plein de compassion sur les yeux bleus noyés dans un visage trop pâle.
Lèvres closes sur un sourire figé, Bella savourait toutes ces attentions à elle seule prodiguées.
La trêve était souvent de courte durée. Les rires s’envolaient bien vite, légers comme ces papillons que Bella suivait d’un regard triste. Elle devrait patienter encore. En fin de journée seulement, repue de courses et de soleil, Louise fatiguée se rapprocherait d’elle et viendrait lui conter par le détail ses joies et ses chagrins d’enfant, sans se soucier des silences qui ponctuaient inévitablement ses confidences.
Un soir, assez tard, Papa était monté voir Louise qui commençait à s’endormir pour lui présenter Bella. Il venait, disait-il, la confier aux bons soins de sa petite fille chérie. Il devait partir le lendemain en déplacement pour affaires et avait tenu à les mettre lui-même en présence. Il savait qu’elle saurait lui prodiguer tout l’amour dont la pauvre petite était privée depuis qu’elle résidait chez sa tante qui n’avait aucune fibre maternelle.
Le regard embrumé de sommeil, Louise avait accepté cette mission sans pour autant manifester un vif enthousiasme. La pauvre Bella était restée à l’écart, mettant ce manque d’empressement sur le compte de l’heure tardive autant que sur sa pauvre apparence.
Malgré le soin apporté à sa toilette, le voyage avait eu raison de ses belles boucles et sa robe froissée lui donnait une allure négligée.
Dès le lendemain pourtant, ses craintes furent vite dissipées. Louise s’était jetée sur elle et avait tenu à discipliner elle-même ses boucles folles, lui offrant ses premières marques d’amitié à la faveur de rubans échangés.
Très vite, les liens s’étaient resserrés. Bella était devenue l’inséparable compagne, la confidente irremplaçable et parfois même, le souffre douleur de Louise dont les caprices d’enfant gâtée n’étaient pas rares. Murée dans son silence, Bella laissait la tempête de cinq ans s’essouffler en vaines colères et attendait patiemment que la petite fille, apaisée par ses cris et ses pleurs, la prenne dans ses bras et lui murmure les mots tendres dont seuls les enfants ont le secret.
Plusieurs mois de bonheur et de complicité déroulèrent ainsi leurs chemins de jeux jusqu’à ce jour fatidique.
Etait-ce la chaleur, l’orage au loin qui ne manquerait pas d’éclater ou la perspective de sa soirée d’anniversaire ? En ce jour de fête, Louise fut désagréable toute la journée, refusant de s’intéresser à Bella malgré les invectives de sa maman. Elle l’avait entraînée au parc par habitude, l’avait installée sur son banc sans réellement se soucier de son confort, avait refusé de partager son goûter, ce qui d’ordinaire lui était source d’amusement, et avait même refusé de la présenter à une nouvelle venue dont les regards appuyés traduisaient pourtant l’envie.
Bella, toujours muette et résignée, avait laissé les heures s’égrener, habituée aux excès de sa petite compagne.
L’air étouffant avait abrégé les jeux, les enfants manquaient d’entrain. Louise, très fière, ne parlait que de la soirée donnée en son honneur. La petite troupe s’était donc échappée, prétextant quelques derniers préparatifs pour la fête. Les garçons surexcités avaient cependant réclamé, avec force cris, leur traditionnelle glace.
Installés sur un banc à l’ombre des grands arbres, alignés comme une colonne de soldats le long de l’avenue, les enfants savouraient leur glace quand de grosses gouttes vinrent piquer les feuilles. Affolée à l’idée d’affronter l’orage avec les petits, la nourrice les houspilla pour qu’ils terminent rapidement leurs gourmandises et ils s’enfuirent dans une envolée de chapeaux, jupons et cris d’enfants amusés.
Après l’agitation, le silence tout à coup se fit pesant. Bella en un instant se retrouva abandonnée sur son banc. Les adultes pressaient le pas faisant dos rond contre le vent qui s’était levé. L’orage et la nuit ne tarderaient pas à faire cause commune contre les infortunés sans abris dont Bella faisait partie.
L’armée végétale qui la tenait encore sous sa protection ne lui serait bientôt plus d’aucun secours.
Louise allait fêter ses six ans, elle savait depuis plusieurs jours déjà qu’une nouvelle compagne de jeu bavarde et rieuse l’attendait cachée quelque part dans la maison.
Bella dans sa fragilité de porcelaine avait perdu tout son charme.
Qui dans le déchaînement des éléments, remarquerait une poupée d’un autre âge oubliée sur un banc ?
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- Date de publication 19 décembre 2014
- Durée 00:08:46
- ISRC FR-9W1-14-23645
- Âge conseillé Tout public
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