A l’heure ou chiens et loups se confondent, un jeune garçon sauvage peut-il ne faire qu’une bouchée d’un homme brisé par la guerre et les camps de prisonniers ?
L’apprentissage de la vie se fait parfois aussi dans la violence du bonheur qu’il faut savoir accepter
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Voir le texte de transcriptionUne chaude journée de fin d’été s’alanguissait sur la plaine. Les champs étaient prêts pour l’hiver, les récoltes engrangées, le foin serait bientôt rentré. Tout était calme à cette heure où le chien et le loup se confondent.
La nuit vaincrait bientôt en un combat loyal pour s’effacer à nouveau aux premières lueurs de l’aube.
Comme chaque jour, je faisais le tour de la ferme et m’échappais vers la plaine pour m’imprégner de la terre.
Les semaines s’étaient écoulées, paisibles, malgré le chaos. La radio crachotait parfois des nouvelles de l’extérieur auxquelles je ne prêtais guère d’attention.
Je venais d’avoir 15 ans, la vie s’ouvrait à moi et pourtant je me fermais au monde.
Je vivais avec ma mère depuis le début de la guerre.
Dès sa mobilisation, mon père était parti, nous ne l’avions pas revu. Après des semaines de silence, nous avions appris qu’il avait été fait prisonnier et emmené en Allemagne. Ma mère d’abord folle d’inquiétude était peu à peu tombée dans un état de résignation. Puis, la première lettre était enfin arrivée. Les activités de la ferme avaient repris le dessus et notre vie s’était organisée au rythme des saisons.
J’avais mûri avec les blés, grandi avec les animaux de la ferme. J’étais devenu un jeune homme sauvage et secret qui ne se mêlait jamais aux autres.
Mon prénom de Louis était bien vite devenu « Lou » pour les gamins du village, ma silhouette élancée, mon visage anguleux et mon regard bleu acier ayant tout naturellement facilité la comparaison.
Je rodais comme une bête dans nos champs, fuyais mes semblables et montrais facilement les crocs à ceux qui s’approchaient un peu trop près. Seule ma mère trouvait grâce à mes yeux et sa compagnie après le travail suffisait à mon bonheur.
Avant de rencontrer mon père et de s’installer à la ferme, elle avait fait des études pour être institutrice.
Elle gardait la finesse d’esprit, la vivacité de pensée d’une personne instruite même si ses mains maniaient, aujourd’hui, plus facilement la faux que la plume. J’avais très tôt appris à travailler comme deux pour lui épargner de la fatigue et ainsi lui conserver des forces pour nos soirées en tête à tête.
Elle ne recherchait pas plus que moi la compagnie des villageois que son instruction effrayait. Les mauvaises langues allaient bon train, jacassant comme pies derrière son dos chaque fois que nous allions au bourg. Elle était trop belle et trop intelligente pour ces rustres et sa gentillesse rendait plus aigries encore toutes ces femmes ratatinées sur leur malheur qui jugeaient inconvenante son élégance naturelle, malgré ses tenues défraichies.
Les années étaient passées, nous vivions seuls attachés à notre terre et à nos bêtes et nous satisfaisions de notre simple compagnie. Ma mère m’avait très tôt enseigné la lecture et l’écriture et m’avait offert, dès mon plus jeune âge, les plus belles pages de la littérature.
Elle me lisait inlassablement les contes et fables d’un autre temps. Depuis que je savais lire, nous choisissions chacun notre tour un ouvrage à savourer ensemble. Lorsque l’hiver nous laissait un peu de repos et que les soirées étaient longues, nous prenions des romans qui nous tenaient en haleine. L’été au contraire, trop épuisés pour veiller nous nous laissions bercer par la poésie à laquelle la langueur estivale se prêtait si bien.
L’automne enfin était souvent consacré au théâtre. Nous nous donnions la réplique, joignant le geste à la parole pour nous réchauffer et retarder le moment où il faudrait puiser dans les réserves de bois. Notre vie s’écoulait au rythme des heures égrenées par la grosse horloge et de nos saisons de mots. Ce rituel représentait pour moi un véritable moment de paix.
En plus de ces lectures, nous avions l’habitude depuis le départ de mon père de nous asseoir à la table de la cuisine pour lui écrire. Chaque soir, pendant que la soupe mijotait doucement sur le poêle, nous nous installions l’un près de l’autre pour lui raconter notre journée.
Il venait à peine d’être appelé que déjà ma mère avait commencé sa correspondance, elle tenait à ce qu’aucun détail ne lui soit épargné et même lorsque nous avions été quelques temps sans nouvelles, ignorant ce qu’il était advenu de lui, nous avions poursuivi nos récits. Ma mère les rangeait précieusement dans l’attente d’une nouvelle adresse où lui envoyer.
A ce jour, nous avions noirci des kilomètres de papier dont elle disait qu’ils constituaient le chemin qui le ramènerait vers nous. Enfant, je me pliais volontiers à cet exercice et j’avais été fier de tracer mes premiers mots pour les envoyer à celui qui, malgré son absence, occupait une telle place dans nos vies.
Je prenais alors un grand plaisir à lui conter mes menus exploits. Au fil des années, pourtant, mon encre s’était tarie et mon cœur endurci. Les difficultés quotidiennes auxquelles je tentais de faire face me révoltaient.
Ce père absent depuis si longtemps se résumait pour moi à des lettres. Les siennes arrivaient avec irrégularité et parfois dans le désordre mais chacune de ses missives ramenait ma mère à sa passion. Il ne se plaignait jamais de rien d’autre que de notre éloignement et nous racontait plus volontiers les anecdotes qui ponctuaient leur vie de prisonniers que les drames auxquels il devait être confronté.
Mon ignorance de sa situation me rendait ses récits pénibles et, lorsqu’à la fin de sa lecture, ma mère repliait, avec la douceur d’une caresse, ses nouvelles pour les conserver dans une boîte en fer qu’elle gardait dans sa chambre, je sortais ruminer ma colère dans la cour de la ferme.
Si nous écrivions ensemble, ma mère me faisait toujours la lecture du courrier. J’inventais des messages entre les lignes, des secrets qu’elle me taisait et l’imaginais le soir, seule dans sa chambre, lisant et relisant ces mièvreries ou pire déposant un tendre baiser sur cette écriture aimée.
Elle me parlait souvent de mon père. Je lui ressemblais, selon elle, chaque jour davantage et je surprenais parfois son regard rêveur se poser sur moi.
Sur la cheminée, un portrait de mes parents montrait à côté d’une belle et frêle jeune femme blonde, un garçon arrogant, le regard acéré de l’ambitieux levé vers le photographe.
Sa brune chevelure parfaitement maîtrisée et son allure impeccable étaient, avec sa petite taille, les seules différences notables entre nous.
Je refusais de discipliner mes boucles et de porter ses chemises comme ma mère me le proposait souvent. Je ne voulais pas ressembler à cet homme. Je le jugeais trop lâche pour fuir l’oppression et venir en aide à sa famille.
La force avec laquelle ma mère le gardait présent entre nous commençait à me devenir intolérable. J’avais envie de lui crier qu’il n’avait qu’à se sauver du camp où il était retenu. Que nombre de prisonniers s’étaient échappés et se cachaient maintenant dans les fermes avoisinantes. Que je n’aurais pas, à sa place, accepté la tranquillité d’un camp de travail en Allemagne.
J’étais révolté contre cet homme qui n’avait pas employé tous les moyens pour rejoindre ceux auxquels il disait tenir plus qu’à la vie. Savait-il seulement ce que nous endurions chaque jour pour maintenir l’exploitation, pour tenter de vivre en attendant son retour.
Ma mère s’usait à la tâche pendant que lui faisait du théâtre avec ses copains de dite infortune. Sa dernière lettre contenait une photo sur laquelle il était déguisé en femme pour une de leurs représentations. Ma mère en avait ri aux larmes, je m’étais fermé un peu plus.
J’enrageais. Je voulais chasser de ma mémoire et de mon cœur mes souvenirs d’enfant choyé par un père aimant.
Je voulais voir en lui un chien, un traître qui nous avait lâchement abandonnés. Et chaque soir, je quittais plus longuement la maison pour arpenter la plaine et tenter de canaliser cette rage qui m’envahissait, avant de rentrer comme un agneau auprès de ma mère pour la regarder écrire de longues missives à l’absent.
Seules nos lectures m’apportaient l’apaisement. Je refusais maintenant de tracer le moindre mot mais me réfugiais dans ceux des autres.
Je fulminais ce soir plus que les autres jours. Mes nerfs étaient à vifs. Le travail avait été rude ces dernières semaines et mes nuits étaient agitées. J’étais devenu le loup qui veillait sur son clan. Nos bêtes étaient notre seule richesse et des vols avaient été signalés. Ma mère était nerveuse et épuisée ; j’étais décidé à la protéger de tous et d’elle-même, convaincu qu’elle se berçait d’illusions et que son bel amour ne rentrerait pas.
Les nouvelles annonçaient l’arrivée progressive des prisonniers. Certains gars du village étaient rentrés depuis quelques temps déjà, des familles étaient en fête, d’autres attendraient en vain. Elle voyait dans le retour de mon père la fin de nos soucis. J’y voyais la fin de ma suprématie.
Elle voulait croire que sa présence rassurerait nos créanciers et que ses bras nous permettraient de redresser l’exploitation. Je pensais au contraire qu’il s’était complu dans une certaine oisiveté et refusais de l’imaginer comme ceux du pays que j’avais eu l’occasion de rencontrer. Les sentiments qui nous animaient étaient si éloignés que ma mère et moi étions de plus en plus fréquemment gênés en présence l’un de l’autre.
Notre complicité se noyait dans mon aigreur.
Ma fureur avait besoin de s’exprimer, je marchais depuis un long moment déjà, fouettant l’air de ma badine, le chien sur mes talons.
La fraîcheur du soir exhalait des parfums de cette terre que j’aimais tant, je me sentais puissant dans cette immensité de champs dépouillés alors que la nuit disputait la place au jour. Je contemplais la plaine sur laquelle la lumière du soir s’éteignait doucement quand mon regard fut attiré par un mouvement.
Je plissais les yeux pour mieux voir. Le chien à mes côtés émit un grognement sourd. Une silhouette informe s’approchait. Ses cheveux blancs attirèrent mon regard. Il s’agissait à n’en pas douter d’un homme. Il ne m’avait pas vu. Il avançait tête basse, ployant sous le poids d’un fardeau invisible.
Mon œil s’était habitué à l’obscurité naissante et je distinguais maintenant nettement son pas hésitant, son allure décharnée. Chaque pierre du chemin semblait un obstacle infranchissable pour ce fantôme qui avançait malgré tout, poussé par une force intérieure plus forte que sa souffrance.
Je ne fis pas un geste, figé comme un animal guettant sa proie.
Celui que, dans ma rage de jeune loup, j’avais imaginé oisif et bien nourri, celui que je voulais détester et chasser de l’univers protecteur dans lequel j’avais tenté de préserver ma mère revenait vers nous. Quelques pas nous séparaient encore.
La nuit se faisait plus sombre, je ne pouvais encore voir ses traits mais j’entendais nettement sa respiration saccadée. Il s’arrêta, leva la tête. C’est alors que je croisai son regard qu’aucune arrogance n’habitait plus.
Le fringant jeune homme que ma mère contemplait inlassablement avait perdu ses illusions et cette étincelle de malice qui faisait tout son charme.
Je me redressai de toute ma hauteur. Malgré les difficultés, nous n’avions jamais manqué de rien, j’étais grand et vigoureux, fier d’écraser de ma puissance cet être brisé.
Je vis ses yeux s’emplir de larmes. Je jubilais. L’insolence aveugle de mes 15 ans me montrait vainqueur.
Mon père, que j’avais tant maudit, se présentait devant moi l’échine ployée tel un chien battu. J’étais le jeune loup triomphant sans gloire.
Devant son visage marqué par la souffrance, ma gorge se serra. J’ouvris mes bras à celui qui faisait de moi un homme.
La nuit nous réunissait, nous ne faisions à nouveau plus qu’un.
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- Date de publication 27 février 2015
- Durée 00:15:41
- ISRC FR-9W1-15-21360
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