En chacun de nous existe un arbre de vie qui grandit, s’émeut de joie et de tristesse, nous pousse vers un idéal, est freiné par les préjugés d’autrui… c’est l’histoire d’un saule pleureur qui ne voulait pas pleurer, mais voulait s’habiller de flammes…
Podcast :
Voir le texte de transcriptionSecrètement, tu pousses tes racines au sein de la terre. Amoureusement. Tu es saule, immortel, éternel recommencement.
Soudain, une tige, l’air de rien, émerge du sol. Tu n’es rien qu’une petite tige dont les oiseaux se moquent.
– Tu te dis immortel… Regarde toi donc ! Tu ne sais même pas voler. Tu n’es qu’une herbe parmi d’autres.
Et les oiseaux de s’envoler dans un grand éclat de rire. Tu ne dis rien. Aucune tristesse en toi, car tout le savoir du monde est concentré dans tes racines. Et cette tige qui grandit, qui se fait arbuste n’est que le symbole de ce que tu es, de ce que je suis.
Des gloussements autour de moi :
– Un arbuste ! Même pas capable de faire de l’ombre, ricane le corbeau.
Mes racines plongent au plus profond de la terre pour y puiser leurs forces et la lui rendre au centuple, tandis que l’arbuste que je suis grandit un peu. J’aimerais grandir plus vite pour pouvoir admirer le lac que mes racines ont déjà goûté.
– Patience, chuchote une voix non loin de moi.
Qui est-ce ? Un cèdre majestueux, immense à 20 pas de moi.
– Comment as-tu fait pour devenir aussi grand ?
– Comme toi. J’ai d’abord poussé des racines puis cherché à toucher le ciel de mes branches.
– Je ne veux pas toucher le ciel, j’aimerai juste être un peu plus grand pour devenir ami avec le lac que je perçois mais ne vois pas.
Je me tais un instant. Le cèdre respecte mon silence. Il sait que je veux encore parler. Quelque chose me chiffonne. Pourquoi donc ne suis-je pas satisfait ?
– Je voudrais aussi pouvoir retrouver mon reflet dans ce lac, y découvrir ma véritable nature. J’aimerais pouvoir m’y pencher pour rafraîchir mes branches de flammes habillées. Juste rafraîchir et non éteindre.
Le cèdre s’effraye et reculerait s’il le pouvait.
– Malheureux ! Tu ne connais donc pas le pouvoir du feu ? Tu ne peux t’habiller de flammes sans te consumer corps et âme, jusqu’à tes racines les plus intimes… N’y songe même pas !
Je ne veux rien écouter. Ce ne sont là que des rêves.
– Je serai un arbre dont les branches seront de flammes. De flammes belles et lumineuses et non meurtrières comme tu le dis. Elles ne seront ni trop chaudes ni trop froides. Agréables. Et lorsqu’elles se réchaufferont dangereusement, mon ami le lac en tempèrera l’ardeur.
– Oublie tes rêves qui ne sont que chimères. Contente-toi d’être saule et de laisser pendre tes branches. Ne t’invente pas ce que tu n’es pas. Pour toi, je regarderai au loin, je regarderai le ciel et lui confierai tes messages.
La sève dans mon jeune tronc se fige. Moi qui ne sais même pas si je vais grandir suffisamment pour pouvoir découvrir mon reflet dans le lac, je me mets à douter de tout. Même de l’existence de ce lac auquel mes racines s’abreuvent. Et si mes racines se trompaient ? Et si ce liquide dans lequel elles se complaisaient n’était que le début d’un égout sordide et puant ? Je voudrais redevenir graine. Soustraire mes racines à ce supplice, me recroqueviller jusqu’à devenir poussière incapable de malheur.
– Tu dors ?
Je sursaute. J’avais oublié le cèdre.
– Non, je voudrais n’être que poussière puisque je ne peux devenir ce que je veux.
Le cèdre ne répond pas, ne comprend pas mon désarroi. Mon souhait dépasse son entendement. C’est alors qu’un oiseau minuscule se pose sur une de mes branches. Il est si léger que je le perçois à peine. Il se met à chanter de sa voix aigrelette d’oiseau miniature.
– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? Tu ne veux plus grandir ? Et nous, oiseaux, qu’allons-nous devenir si tu ne nous offres pas l’asile ?
– Vous irez vers d’autres arbres. Il y en a tellement. Je ne manquerai à personne.
– Tu te trompes. Lorsque j’aurai trouvé compagne, c’est dans tes branches que je veux construire mon nid et élever mes enfants. C’est toi que j’ai choisi.
– Les autres oiseaux se moquent…
– Ah, mais je ne suis pas les autres oiseaux ! Je suis particulier ! Les autres oiseaux ne voient pas plus loin que le bout de leur bec qu’ils ont fort court. Ils ne voient pas que tu vas grandir et t’embellir. Tandis que moi, je perçois bien au-delà…
– Je ne veux plus….
L’oiseau m’interrompt gentiment, mais fermement.
– Tais-toi. Tu vas grandir comme tu le souhaites !
– Mais je voudrais être ce que je ne suis pas. Le cèdre m’a dit que je ne pouvais pas être un arbre selon mon cœur. Que j’étais condamné à être saule qui regarde terre. Et je ne sais même pas si ce que perçoivent mes racines est un lac…
– Pour ça, je peux te rassurer. C’est un fort beau lac. Je l’ai vu. Je m’y suis baigné. Et puis pourquoi te condamnes-tu à être ce qu’un autre prétend que tu es ? Sur ce, bonsoir !
Le petit oiseau s’envole et laisse en mon cœur un trésor dont je perçois mal la richesse. Je sens juste que j’ai, de nouveau, envie de grandir.
Je grandis, je grandis, je grandis tant, que mes branches s’allongent. Elles deviennent souples et se balancent au gré des humeurs du vent. Vent, tu es devenu mon ami et les jours où tu es là, tu me rapportes des gouttelettes d’eau glacée. Mes branches savent, elles aussi, que le lac perçu par mes racines est bien réel. Quelques-unes d’entre elles se tendent vers le ciel, non pour le toucher, mais pour s’imprégner de son essence céleste. Un oiseau minuscule et sa compagne m’ont choisi comme demeure. Je les choie comme je peux. De mes branches, je les caresse, je leur offre des feuilles pour que leur nid soit plus confortable. Je les protège du vent, de la pluie et du soleil. C’est l’oiseau qui m’a redonné courage un jour.
Le cèdre non loin de moi continue à me prodiguer ses conseils et me reproche mes quelques branches qui grimpent en direction du ciel.
– Ces branches, tu devrais te les faire couper. Elles sont contre nature, elles sont mauvaises. Car tu es un saule pleureur et toutes tes branches doivent balayer le sol. Et puis, j’avais raison quand je disais que tes branches ne pouvaient être de flammes…
J’ai grandi et je ne me laisse plus impressionner par ses discours.
– Mes branches ne sont pas encore de flammes, mais elles le deviendront. L’oiseau m’a dit…
Le cèdre m’interrompt brutalement.
– Tu crois ce que cet être minuscule et misérable te dit ? Regarde-moi ! Je suis grand, je suis plus que centenaire, j’ai accumulé une grande quantité de connaissances, je suis vénérable et sage.
Je le sens sûr de lui. Il ébranle le peu de confiance que j’avais en moi.
Je lui demande :
– Si la sagesse se compte en nombre d’années de vie, alors un oiseau n’a aucune chance de devenir sage. Faut-il donc vivre longtemps pour être sage ? Est-ce que toute sagesse donne accès à la vérité ou à une vérité ?
Le cèdre n’a certainement rien compris de ce que je lui ai dit et ne s’embarrasse pas d’explications.
– Si tu veux la vérité sur quelque chose, n’importe quoi, viens vers moi, je te la dirai. Je sais tout, te dis-je !
– Tu ne veux donc pas savoir ce que l’oiseau m’a dit ?
– Non. Tout ce qu’il y a à savoir, je le sais.
– L’oiseau a voyagé. Toi non !
– Certes, mais j’ai entendu discuter des voyageurs qui passaient par là…
– Et tu les crois ?
– Oui ! Répond laconiquement le cèdre.
J’hésite à poursuivre, car j’ai peur de le fâcher. Mais je suis curieux et j’aimerais bien comprendre cette histoire de sagesse.
Le cèdre semble contrarié, mon écorce en frémit.
– C’est parce que tu es trop bête et encore un peu jeune. Mais crois-moi, l’être humain est ce qui se fait de mieux. Cesse donc de toujours discuter ainsi. Le monde est fait comme je l’ai dit et personne n’a à le changer. Tu es né saule, tu resteras saule. Tu dois vivre avec. Maintenant, laisse-moi tranquille avec tes questions !
Je me sens un peu frustré. J’ai peur que le cèdre ait raison. Après tout, il est très âgé et en a entendu beaucoup plus que moi. Soudain, une question farfelue me traverse l’esprit :
– Dis-moi, le cèdre, est-ce que tu vois le lac dont mon ami le vent m’apporte régulièrement des gouttelettes ?
– Bien sûr ! Quelle question !
– Vraiment ?
– Oui, me répond l’arbre fâché de mon doute.
– Le connais-tu vraiment ?
– Oui, oui… A quoi ça rime toutes ces questions ?
En fait, je n’en sais rien moi-même et je me tais. J’ai juste le sentiment qu’il a répondu trop vite à ma question. L’oiseau aussi d’ailleurs : pouvait-il affirmer que le lac existe simplement parce qu’il s’y est baigné… était-ce une preuve suffisante ?
Pour un temps, le temps de grandir encore, je me repose. Je laisse vagabonder mon âme de bois ailleurs, là où plus aucune réflexion n’a de place. Monde exclusif des sensations. Je suis la sève qui grimpe de mes racines aux extrémités de mes branches. Je suis le bois qui enveloppe le cœur de mon être. Je suis le bois gravé par les amoureux. Je suis le tronc parcouru par mille et un insectes. Je suis les branches sans cesse blessées par les enfants qui s’y pendent, je suis les branches heureuses d’accueillir des nichées d’oiseaux. Je suis les feuilles qui bourgeonnent au printemps et tombent en automne. Je suis racine et radicelles. Je suis le froid et le chaud. Le vent et la nuit. Pluie, soleil et étoiles. Je suis l’univers qui m’entoure, l’univers matériel et je n’entends plus mon voisin me prodiguer ses conseils. Car il n’existe plus pour moi. Je grandis sans y réfléchir, sans songer à ce phénomène étrange qu’est la vie. La vie qui coule à travers moi. Je suis la vie.
Je souffre de ce retour à la conscience, car avec lui, mon ouïe de bois s’est remise à fonctionner. J’entends le cèdre et son vain bavardage…
– Tu te réveilles enfin ? Tu as dormi au moins trente ou quarante ans… Si tu savais tout ce qui s’est passé pendant…
J’entends les humains se quereller, les enfants jouer et crier… J’entends… Les humains ? Avant, je ne comprenais que le langage des arbres, des oiseaux et du vent, à présent, je les comprends, eux aussi. J’ai grandi, je souffre davantage encore, même si le monde des sensations m’a ouvert de nouvelles perspectives. Comment allier pensées et perceptions ? Les deux semblent antagonistes. Mon être pensant voudrait imposer sa façon d’imaginer le monde, ses propres valeurs à mon corps de bois. Brimé ce tronc, prisonnières mes branches qui croyaient avoir compris. Une caresse sur tout mon être… Le vent qui passe !
– Je vais, je souffle sans réfléchir, je passe ici et là… Calme, tempétueux, constant. Je détruis, j’amuse, je fais plaisir… Jamais pareil, toujours changeant, j’apparais où l’on ne me souhaite pas, je me fais désirer ailleurs. Mon humeur est changeante. Et lorsque je gonfle la voile du bateau, je m’imagine bon, quand j’attise le feu de forêt, je ricane et me sens diabolique. Mais qui sait, peut-être que ce désastre produit des miracles… Sans moi, peut-être que deux êtres ne se seraient ni rencontrés ni aimés… Nul ne peut mesurer l’implication exacte de ses actes apparemment bons ou mauvais. Le mal fait parfois plus de bien que le bien…
Je l’écoute, je ne sais pas s’il a raison. Seulement, sa voix me berce, calme mon malaise. Demain, demain, mes branches s’habilleront de flammes.
La pluie ruisselle, me frigorifie. Pourquoi tant de larmes ? Est-ce le ciel ou moi qui pleure ? Peut-être les deux.
– Mais non espèce d’idiot, ce ne sont pas des larmes, c’est la pluie.
Je sursaute : comment le cèdre a-t-il pu lire dans mes pensées, aurai-je parlé sans m’en rendre compte ?
– Si papa, je t’assure qu’il pleure. Regarde ses branches, comme il a l’air triste.
Tiens ! Un enfant et son père s’abritent tout contre moi. C’est plutôt rare ! En général, les gens choisissent toujours un de mes voisins plus étanches !
– Il s’agit d’un saule pleureur, mais ce n’est pas parce qu’il s’appelle comme ça qu’il pleure vraiment.
– Alors pourquoi est-ce que ça coule le long de ses branches et de son tronc ?
– C’est la pluie te dis-je !
L’enfant se tait. Pourtant, j’ai l’impression que les explications de son père ne l’ont pas convaincu. Je ne pleure pas, c’est le ciel qui pleure… ou la pluie, c’est du pareil au même. Quelque chose pleure, mais je suis fort, je ne peux pas pleurer, je ne dois pas… D’ailleurs pourquoi le ferai-je ? Pour quelles raisons ?
Aujourd’hui mon être de bois s’habillera de flammes et personne, pas même la chose qui déverse ses larmes sur moi ne les éteindra.
– L’arbre… il est triste !
– Qu’est-ce que tu me chantes là ?
– Il voudrait devenir feu, mais il n’y arrivera pas aujourd’hui.
– Un arbre ne peut pas vouloir quoi que ce soit ! Et s’il était capable de volonté, ce n’est certainement pas le feu qu’il choisirait. Les flammes le dévoreraient et il n’en resterait plus rien.
– Non, tu ne comprends pas. Ce feu-là ne lui ferait pas de mal, mais il l’illuminerait, il l’embellirait…
L’enfant fait une pause. Le père ne dit plus rien, mais je crois qu’il a remarqué comme moi que la pluie tarit.
– Tu avais raison pour avant : ce n’était pas lui qui pleurait. Lui, il ne peut pas encore. C’était la pluie, dit encore l’enfant.
– Oui, bien sûr que c’était la pluie…
– Tu ne comprends pas : la pluie pleurait vraiment…
– Viens, il faut se dépêcher.
C’est ainsi qu’un petit bout d’homme est passé dans ma vie d’arbre. De passage, comme le vent… Tant d’innocence, tant de fragilité et de force… En lui, s’allient rêve et lucidité. Il sait. Et ceux qui croient savoir, n’y connaissent rien. Il a dit. Et je sens qu’il a raison. Les flammes, ce n’est pas pour aujourd’hui.
Sentir, se laisser bercer par les vibrations de ma mère la terre, laisser aller mes branches souples au gré du vent et plonger mes racines dans l’eau… je ne songe plus à rien, pas même à ces branches de flammes dont je rêvais. Pourtant, je ne les ai pas oubliées, elles sont là, inscrites dans mes fibres, quelque part. Je ne m’y accroche plus comme à un désir impérieux. Elles feront partie ou non de ma vie… Pour l’instant, je ne m’en soucie plus. Je suis un saule dont quelques racines goûtent à l’eau d’un lac magnifique. Je dis qu’il est magnifique, mais à dire vrai, je n’en sais rien. Je ne fais là que reproduire l’avis des promeneurs. Je ne sais pas ce que veut dire « magnifique » pour un lac, car je n’en ai jamais contemplé qu’un seul !
Mon tronc, lui, est resté bien droit en dépit des années. Quant à mes branches folles, elles sont toujours aussi souples.
Souvent, la pluie pleure pour moi, pour ce rêve que je ne comprends pas. Pourquoi vouloir l’impossible ? D’où me vient cette folie ? Mes branches s’agitent, mon tronc frissonne et mes racines se taisent de peur d’éveiller cette chimère. Les passants continuent à passer comme le temps qui n’en finit pas et qui devrait pourtant bien se lasser de passer, de passer continuellement, distribuant les mêmes inquiétudes au hasard, semant le trouble et la tristesse au gré de ses envies, fouettant de rides les humains, meurtrissant de sa terrible poigne tout être vivant, indifféremment, sans pitié, sans pitié… Ne va-t-il pas finir par se fatiguer ? Se figer enfin, se reposer ?
Y a-t-il quelqu’un quelque part qui me prêtera ses flammes ? De lumière ? Des flammes qui ne me feraient pas de mal ? Quelqu’un quelque part entend-il ma voix intérieure ? Ai-je de la force à donner à quelqu’un ? Où êtes-vous donc, vous qui me prêtez une pensée ? Pourquoi faut-il que je pense si je ne suis censé que sentir…
Anesthésie, tristesse, solitude… Cette recherche est insensée, j’aimerais dormir, me coucher comme un être de chair pour ne plus réfléchir, ne plus chercher à comprendre cette volonté qui me pousse au chaos. Pourquoi m’a-t-on condamné à rester toujours debout ?
– Tu ne peux pas vouloir te revêtir de flammes sans accepter de souffrir. Le feu, ça fait toujours un peu mal. Même quand il est lumière.
Le petit garçon, mon maître, est revenu. Seul. J’ai envie de lui répondre, de lui parler, mais je ne sais s’il peut m’entendre. Alors je me tais, je laisse le vent souffler dans mes branches…
– Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Es-tu donc désespéré à ce point ?
Sans y songer les feuilles à l’extrémité de mes branches les plus élevées chuchotent tristement:
– Je crois que tu ne peux pas m’entendre.
– Est-ce une raison suffisante pour ne pas essayer de me parler ?
Ce n’est qu’à cet instant que je réalise… le garçon me comprend.
J’essaie de me pencher un peu vers ce petit homme si jeune et pourtant si sage. Je lui chuchote dans l’oreille :
– Pourquoi parler ? Le désespoir, quand il est trop intense, devient muet. Un jour, j’ai l’impression de comprendre, comprendre le monde qui m’entoure. Je me sens prêt. Le lendemain, je doute de tout. Je doute de mes progrès, je doute de mes qualités. Je suis un arbre comme n’importe quel autre. Pourquoi vouloir être différent ?
– Tu es différent comme tous les arbres.
Je médite un instant sa réponse puis ne peux m’empêcher de lui répondre avec amertume :
– Tu vois bien que je n’ai rien de particulier ! Ces branches qui tombent comme tous ceux de mon espèce avec juste une ou deux qui tentent désespérément d’atteindre le ciel… Regarde comme elles sont courtes! Vois comme le ciel est loin! Avec des flammes, j’y arriverai peut-être… mais je suis de bois comme tous ceux de mon espèce! De bois, entends-tu! Seules les flammes ont le pouvoir d’être flammes, seul le ciel peut atteindre le ciel et moi je reste de bois… enraciné à jamais !
Je me tais épuisé de tant de désespoir qui s’est ainsi exprimé malgré moi. De mon tronc suinte une liqueur d’or que le petit garçon recueille religieusement du bout des doigts. Il sourit.
– Tu ne dis rien ?
– Je ne suis qu’un petit garçon comme tous les autres. Qu’attends-tu de moi ? Comment un enfant pourrait-il t’aider toi, l’arbre centenaire? Comment pourrais-je te conseiller ?
– Centenaire ? Déjà ?
– C’est ce que les humains disent…
Se peut-il que j’aie déjà vécu si longtemps et que j’en sache si peu ?
L’enfant ne répond pas et j’essaie de me pencher un peu pour déchiffrer son cœur. A peine ai-je songé à me rapprocher de lui que je sens sa bonté et son amour rayonner autour de lui. Une énergie bienfaisante s’écoule en moi, et je comprends que la même énergie le réchauffe. Nous n’avons plus besoin de parler. Je m’appuie, confiant, contre le tronc du jeune garçon qui continue à contempler les quelques gouttes de sève agglutinées au bout de ses doigts. Son regard devient de braise.
Soudain, deux flammes s’échappent de ses yeux et viennent caresser l’essence de mon être qui s’embrase, devient lumière, puis disparaît. Émerveillé, j’ai peine à réaliser ce qui arrive à ma sève. J’ai envie de rire et de pleurer. Rire parce qu’une partie de moi est devenue flamme l’espace d’un instant, pleurer car je souhaitais que mon âme entière s’enflamme pour se faire lumière et qu’elle le reste à jamais.
L’enfant, lui aussi, semble à la fois triste et heureux lorsqu’il me dit :
– Il faut que je parte à présent, mais je reviendrai.
Il caresse avec tendresse mon corps rugueux puis s’en va d’un pas pressé.
– Au revoir petit garçon !
– Au revoir l’arbre ! Crie-t-il encore de loin.
Je comprends que l’enfant est devenu mon ami. Je repense alors à l’oiseau minuscule, mon premier locataire et confident. Étrangement, ce sont des êtres apparemment fragiles qui m’ont fait le plus de bien. Ce sont eux qui ont adouci ma tristesse, calmé mon impatience. Si petits, mais si riches d’amour et de sagesse tous les deux. Je pensais que seule la vieillesse apportait la sagesse, comme le cèdre voulait me le faire croire il y a bien longtemps et je réalise qu’il n’en est rien.
A présent, j’attends, j’attends que le petit homme revienne. Chaque jour, je lisse mes branches les unes après les autres. Pour qu’elles soient belles et brillantes. Je l’attends, heureux. Heureux d’exister pour lui. Je me sens compris… enfin. Jour après jour mon attente se fait plus pressante pour finir par devenir une nécessité. Mon tronc est beau, mes branches radieuses. Pourquoi ne vient-il pas ? N’était-il pas mon ami ?
J’aimerais pouvoir compter les jours, les mois, les années pendant lesquels j’ai espéré revoir l’enfant. Je l’aimerais bien, mais je ne sais pas compter avec précision. Je suis comme un prisonnier enfermé dans un cachot trop sombre qui ne laisse pas passer la lumière. Je n’ai aucune notion du temps, sinon qu’il me paraît long, si long…
Enfant, enfant, viendras-tu enfin ? Je tiens à toi. Tu es si sage. La pluie, la neige ne savent adoucir mon attente. Comment vivre sans les paroles de mon petit maître ? Peut-être faudrait-il que je dorme quelques décennies encore pour supporter cette solitude.
Recroquevillé que je suis sur ma douleur, je ne réalise pas que le vent s’est levé en pleine nuit, sans me demander mon avis. Ce n’est que lorsque mon voisin le cèdre se met à gémir que je comprends. Le vent est en colère, il grogne, tempête contre la terre entière. Est-il donc aussi fâché contre moi ? J’essaie de le tempérer, de comprendre pourquoi il s’est mis dans cet état… il ne m’écoute pas. Il n’a pas le temps de s’arrêter pour philosopher. Le cèdre se plaint de plus belle tandis que mes branches souples dansent, dansent au gré de la tempête. J’essaie de ne pas avoir peur. Ce n’est pas facile. Je me cramponne à mon courage comme je peux, mais il se fait de plus en plus faible… Et si le vent avait décidé de m’arracher… que deviendrai-je ? Saurai-je jamais quelle saveur ont les flammes, celles-là même auxquelles j’aspire depuis si longtemps ?
Ma douleur et ma tristesse battues par les éléments s’oublient peu à peu, peu à peu… Mon tronc grince, craque de toute part. Suis-je donc déjà si vieux ?
Mes feuilles printanières s’envolent en vrac et me laissent sans protection. Plusieurs de mes branches se brisent et viennent les rejoindre à terre. Le cèdre pleure de plus belle ; ses racines ont peine à s’accrocher à la terre qui se soulève, qui se soulève… Je l’entends hurler, l’univers l’entend crier, et lentement il tombe. Au ralenti.
Je le vois s’approcher de moi, il va bientôt m’écraser du poids de sa vieillesse desséchée. Pour la première fois ses branches se mêlent aux miennes, dans la tristesse et le désespoir. Je me courbe, une partie de mon tronc se brise… Je souffre dans ma matière moins que dans mon âme de bois. Je sombre dans l’inconscience, je ne veux pas voir le chaos autour de moi.
Des hommes sont venus. Ils ont débité le cèdre en de nombreuses petites bûches muettes et aveugles. Les hommes ont fait ce qu’ils pouvaient pour celui qui se vantait d’être sage. Et à présent qu’il n’est plus, je me sens vide de sa présence, de ses paroles qui partaient dans le vent et dont certaines parvenaient jusqu’à moi.
Peut-être était-il sage, d’une sagesse particulière, bien à lui… C’était sa sagesse et sans elle je me sens encore plus seul. Ses branches ne me protègent plus du soleil et je suis triste. Les hommes ont discuté autour de moi. Fallait-il m’abattre moi aussi ? Avais-je l’espoir de survivre à cette immense blessure du temps ?
Valait-il la peine de tenter de me sauver ? Pourquoi ne pas me remplacer par un autre arbre plus jeune et plus vigoureux ? Les discussions à mon propos ont fait rage. Il avait presque été décidé de m’achever, lorsqu’un vieil homme, un passant comme tant d’autre, est intervenu.
Il a affirmé être un spécialiste des arbres et a décrété que j’étais une fort belle plante, que je survivrai et qu’il serait bien dommage de m’arracher. De ses paroles se dégageait une force de conviction telle, que les hommes ont décidé de me soigner. Tous partirent avec leurs projets, sauf le vieillard.
– Merci.
– De rien, répond le vieil homme.
– Est-ce vrai que vous êtes un spécialiste des arbres ?
– Non.
– C’est bien ce que je pensais…
Lentement, le vieillard s’approche de moi, il appuie ses rides contre mon écorce blessée.
– Pourquoi n’es-tu plus revenu après ?
– Parce que la sagesse s’en va en grandissant. Parce que les adultes m’ont dit d’apprendre les chiffres et les livres. Ils m’ont dit que les arbres ne parlaient pas et que le rêve n’était pas la réalité. J’ai voulu revenir vers toi, l’arbre. M’imprégner de ta sagesse…
– De ma sagesse ? Je ne suis pas sage… c’est toi qui l’es.
Le vieillard se laisse un peu plus aller contre mon tronc. Je me sens si bien près de lui que je me demande si ce n’est pas moi qui m’appuie contre son corps fragile. Il sourit, il me sourit et poursuit…
– Je voulais m’imprégner de ta force, de cette énergie qui te maintient en vie et qui te rend si beau… Mais la société a fait de moi un esclave, les possessions matériels m’ont emprisonné… un peu plus chaque jour. J’ai travaillé, travaillé, sans prendre le temps de relever la tête de mes livres, sans quitter mon ordinateur dont j’étais devenu le serviteur. J’avais aussi mes loisirs, mon épouse et mes enfants… mais avec eux je courais, je courais derrière le temps qui ne nous attendait pas. Jusqu’à aujourd’hui…
– Aujourd’hui ?
– Oui, lorsque je t’ai vu, je t’ai reconnu. Je t’ai entendu et me suis souvenu de tes larmes. Je me suis souvenu des flammes dont tu voulais habiller tes branches… et j’ai compris en te voyant que nous avions tous les deux fait fausse route. Te souviens-tu du jour où nos âmes, l’espace d’un instant, se sont unies ? Ta sève au bout de mes doigts, ces flammes qui nous ont baignés de lumière tous les deux… Te souviens-tu ?
– Oui, c’était le bonheur, un instant inoubliable ! Pourquoi dis-tu que nous avons fait fausse route ?
– Parce que tes branches ont toujours été habillées de flammes !
Je suis si surpris que je ne sais que dire… Comment peut-il dire cela ? Où sont-elles ces flammes dont j’ai toujours rêvés ? Je ne sens pas la chaleur de ce feu qui devrait dévorer mes branches… Et pourtant, quelque part au fond de mon vieux tronc, quelque part caché au cœur de mes racines, de ma première racine, une sensation étrange… comme un fourmillement, comme un savoir que j’ai ignoré, comme un savoir qui savait avant que je sache, qui connaissait le goût du lac avant même de connaître son existence… Et si mon jeune ami avait raison après tout ? Je dis, jeune, parce que pour moi il est encore jeune et le restera.
Et si mon être était déjà habillé de flammes comme il l’affirme ?
– Comment le sais-tu ? Demandai-je pour finir.
– Parce que je les vois à présent, je les sens flamber en moi. Nous sommes un seul et même être. Tes flammes sont les miennes. Il suffit de regarder, de bien regarder et tu les verras. Il suffit de fermer les yeux pour les percevoir.
Je ferme mes yeux de bois lentement pour la première fois. Jamais jusqu’à présent, je ne les avais tout à fait fermés ces yeux-là. Je les ferme progressivement et la lueur de ces flammes auxquelles j’ai toujours aspiré se dessinent peu à peu, s’inscrivent en moi, brillantes, fabuleuses. Je comprends soudain qu’elles étaient toujours là, mais que je ne savais pas les voir.
Elles étaient dans ma première racine, elles étaient même dans la graine qui un jour a germé ici par hasard. Elles ne m’ont jamais quitté. Que de chemin parcouru pour les redécouvrir ! Et il a fallu qu’un petit garçon croise un jour ma route, qu’il m’aime et sente ma vie dans sa propre vie. Je sais que les mêmes flammes brillent en lui.
– Merci, dis-je.
– De rien.
Le vieillard se serre encore une fois contre moi avant que son corps ne glisse au sol. Je le recouvre de quelques-unes de mes feuilles, avec amour. Je ne connaîtrai jamais son nom. Mais qu’importe le nom que les humains lui ont donné ! J’en connais l’essence sublime !
Lorsque les hommes ont trouvé son corps à mon pied, il irradiait tant que personne n’a eu envie de verser de larmes. Ils m’ont contemplé d’un regard étrange… peut-être ont-ils aperçu mes flammes…
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- Date de publication 15 janvier 2014
- Durée 00:38:16
- ISRC FR-9W1-14-23639
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